─ A-t-on vraiment un autre choix ?
Duraq se tenait dans la pénombre, un peu en retrait. Les mots de Wasfi laissèrent place à un silence pesant. Les Patriarches semblaient s'être abîmés dans la contemplation du feu. Ils affichaient tous une tristesse infinie. Finalement, Al-Ranfi s'arracha à ses pensées.
─ Non. Nous partirons dans deux jours.
La décision peina Duraq. Elle était froide mais, il devait l'admettre, pragmatique. Il se retira sans un mot, écartant les tentures pour se retrouver à l'air frais. Il resta un moment dehors, rassemblant ses pensées dans la lumière déclinante du jour. Il était incapable de dire combien de temps il était resté là. La conversation paraissait déjà lointaine, presque oubliée : seule l'issue continuait de résonner dans sa tête. Dans deux jours, tous les habitants d'El-Melja, toutes les familles entameraient un exil. Pour où et pour combien de temps, les Patriarches n'en savaient rien. Au Nord, supposait-il. Une telle caravane ne réchapperait pas à une traversée d'As-Sahara vers le Sud. Quant à l'Est et à l'Ouest, cela correspondait à la trajectoire supposée des Tempêtes. Ce serait donc le Nord, vers la mer et l'inconnu.
Il entendit derrière lui Zamor poser une question : « Et les autres ? ». Aucune réponse ne vint.
Soucieux, Duraq partit à grandes enjambées vers le campement principal, près de la lisière d'El-Melja. Tout le village était installé sous de longues tentes de jute. Plusieurs moutons cuisaient lentement au dessus des feux. L'odeur fit saliver Duraq. Il trouva son ami Zuraksi un peu plus loin, allongé sur une épaisse tapisserie pourpre. Il était en train de nettoyer méticuleusement ce qui semblait être une côtelette. Duraq s'assit en tailleur. Son ami lui offrit la fin de son repas mais il refusa poliment.
─ J'avalerai quelque chose plus tard. Les patriarches arrivent, reprit Duraq. Nous quittons El-Melja.
─ Quand donc ? demanda Zuraksi, les sourcils froncés.
─ Dans deux jours.
Duraq avait craint la réaction du jeune homme, mais il se contenta d'acquiescer gravement avant de reprendre.
─ Qu'en est-il de Belk Al-Dir ? Et des autres ? Les pèlerins ne reviendront pas avant plusieurs mois.
─ Aucune idée. Je suppose qu'Al-Ranfi laissera des indices de la direction à prendre. Je sais que ton père est avec lui. Mais nous les reverrons, j'en suis certain.
Zuraksi afficha une moue dubitative. Finalement, Duraq se fit servir un morceau d'agneau et les deux hommes mâchèrent en silence.
Lorsque les Patriarches arrivèrent sous les tentes, ceux qui dansaient s’arrêtèrent, et ceux qui discutaient se turent. Al-Ranfi, que les années n'avaient pourtant pas épargné, sauta sur une table avec une légèreté surprenante. Il arborait une magnifique robe de cérémonie. Elle était en velours bleu, décorée par de délicats fils d'or entrelacés en des motifs géométriques complexes. Le bleu du tissu était si profond qu'il semblait absorber la lumière des feux aux alentours et la faisait rejaillir par les liserets dorés. La vision était saisissante.
Al-Ranfi se tint la quelques instants, dévisageant l'assemblée et fourrageant dans sa barbe. Il n'aurait pas su dire pour quelle raison, mais Duraq pouvait voir dans ses yeux d'onyx comme une lueur de défiance.
─ Mes frères, mes sœurs. Les Tempêtes vont, viennent et nous font souffrir. Elles sont vicieuses et ne semblent jamais se lasser de vous déposséder de vos biens. Elles passent au dessus de vos têtes en vous méprisant : nous ne sommes pas plus que des fourmis face à ces géants. Or, jusqu'ici, Mithra le Miséricordieux a su nous protéger. Mais que se passera-t-il lorsque, à nouveau, les Tempêtes enlèveront ceux que vous aimez ? Ces derniers jours, par deux fois, nous avons trouvé refuge sous la montagne. Mais, souvenez-vous ! » Il marqua une longue pause, comme pour laisser les horreurs du passé remonter à la mémoire de chacun. « Et ceux qui n'étaient pas nés alors, écoutez. Il y a dix années, la montagne ne s'est pas déplacée pour nous. Elle ne le fera pas plus aujourd'hui ou demain. Nous avons eu beaucoup de chance ces derniers jours. Mais de combien de Tempêtes pourrons-nous encore nous prémunir ? Que se passera-t-il lorsque l'une d'elles touchera le village endormi ? Hommes et femmes d'El-Melja, remémorez-vous celles et ceux qui pensaient pouvoir l'endurer. Souvenez-vous des cris que poussaient les plus jeunes en reconnaissant leurs amis et leur proches gisant par terre. Rappelez-vous de la douleur qui nous consumaient quand nous creusions la terre de leurs tombes. Remémorez-vous tout cela.»
Autour de Duraq, les visages affichaient douleur et tristesse, mais tous continuaient de fixer le Patriarche. Il parla encore quelques minutes, d'une voix calme et déterminée, expliquant les choses avec beaucoup de diplomatie. L'exil fut finalement prononcé. Il en avait été pratiquement sûr, mais personne ne s'y opposa. Le départ de la caravane était prévu pour le surlendemain, à l'aube. Ils partiraient vers le Nord.

Le soleil venait de passer le zénith sur le ciel dégagé et la chaleur était plus étouffante que jamais. Le tissu qui recouvrait son visage le faisait transpirer abondamment, mais Duraq était habitué. Il vérifia rapidement l'état de son cheval. Sa jument, dont la belle robe bai était mousseuse d'écume, semblait avoir plus de mal à s'accomoder à la température. Tous les deux foulaient au trôt un sol ocre, aride et poussiéreux. Ils soulevaient un nuage de poussière à chaque pas, ce qui rendait le jeune homme un peu plus nerveux et prudent qu'à son habitude.
Cela faisait quatorze jours que la caravane progressait lentement vers le Nord. Deux cent cinquante villageois avec toutes leurs possessions, tout leur bétail ; pratiquement rien n'avait été laissé en arrière. De fait, l'avancée était compliquée et fastidieuse. Une dizaine d'éclaireurs ouvraient la marche en permanence pour vérifier que les routes au devant étaient pratiquables tandis que d'autres étaient postés à l'arrière-garde, pour repérer d'éventuelles Tempêtes. Duraq faisait partie du premier groupe. Il avait été placé au nord ouest de la troupe et devait chercher des passages alternatifs, au cas où la caravane se retrouverait bloquée sur l'itinéraire initialement prévu par Al-Ranfi. On avait aussi demandé à chaque éclaireur ─ cette fois-ci plus discrètement ─ de déterminer à tout moment dans chaque zone de recherches un lieu adapté vers lequel les villageois pourrait se replier en cas de nécessité.
Duraq était justement en train de longer un petit canyon dont le lit paraissait depuis longtemps asséché. Il trouva un peu plus loin une rampe naturelle pour y descendre. Après quelques minutes d'exploration, il trouva l'entrée d'une caverne, dissimulée derrière des buissons secs comme le sable. Il mit pied à terre, attacha sa jument à une branche et s'aventura dans la grotte. La lumière déclinante de la fin d'après-midi ne lui offrait pas une visibilité idéale mais il lui sembla que le lieu était assez grand pour contenir les hommes et femmes d'El-Melja. En revanche, la caverne donnait directement sur l'extérieur et Duraq craignait qu'elle n'offrit pas une protection suffisante face à une Tempête. Il ressortit à la lumière du jour, enfourcha sa monture et reprit sa route.
En onze jours, aucune Tempête n'avait touché la caravane. Au septième jour, on avait cru en voir une se profiler sur l'horizon, vers l'Est, mais elle n'était restée qu'une ligne sombre au dessus du ciel. Si Mithra les avait gardé jusqu'ici, il semblait en avoir abandonné d'autres dans le même temps. Duraq avait perdu le compte de villages dévastés, de bourgades anéantis, et de campement rasés. Il se demandait souvent où étaient passés les habitants. Morts ? Réfugiés sous la terre ? Ou, comme eux, quelque part sur la route du Nord ?
Juste avant le départ d'El-Melja, Al-Ranfi avait réuni les éclaireurs ─ volontaires ou confirmés ─ autour des Patriarches. Il avait alors déroulé une large peau tannée sur une table. Tous s'étaient penchés dessus avec curiosité. Duraq n'avait jamais vu d'objet de ce genre mais, d'après ce qu'on avait pu lui raconter, il comprit que c'était une carte.
─ Tout cela est sans doute nouveau pour vous, alors tâchez de vous concentrer. Ce rouleau de peau est une carte, et elle représente une partie du monde connu. Cette grande étendue est la mer. Celle-ci, au Sud, est l'immense terre où nous et des milliers d'autres habitons. Quant à notre village, il est ici, annonça le Patriarche en posant son doigt au milieu de nulle part.
Ils se plièrent un peu plus au dessus de la table, les sourcils froncés.
─ Combien de distance ça représente en tout, Al-Ranfi ? demanda le solide Jehan.
─ Impossible à dire exactement. La carte n'est pas tout à fait exacte. Mais si cela peut vous aider, un homme à cheval ─ sans en changer, mettrait plus d'une lune pour parcourir la carte de bout en bout. Quant à notre destination, il faudrait compter six ou sept jours.
─ Notre destination ? reprit quelqu'un.
Al-Ranfi fit glisser son doigt d'une quinzaine de centimètres et s'arrêta près de la mer, là où la terre faisait un angle droit.
─ Qart Hadasht. Etant donné la taille de la caravane, et si nous ne rencontrons aucune difficulté, nous pourrions l'atteindre en une lune.
Il avait ensuite donné ses ordres à chacun et la procession était partie.
Chaque soir, après que les éclaireurs de la journée furent rentrés à la caravane, et avant que ceux de la nuit s'aventurent dans les sables noirs, les Patriarches les réunissaient tous et leur indiquait la progression du jour ainsi que leur position probable. Ils avancaient à peu près au rythme souhaité. Wasfi répétait même régulièrement qu'ils pourraient rejoindre Qart Hadasht en vingt jours, à condition qu'ils continuent leur bon travail. Duraq en doutait fortement, mais d'autres semblaient apprécier ce genre d'encouragements. Il s'abstenait donc de commenter.
Après la réunion de la veille, Al-Ranfi lui avait demandé de rester auprès de lui. Ils s'étaient installés au dessus du braséro, non loin de la carte, pour se réchauffer.
─ Mon garçon. Demain, nous devrions atteindre un lac d'eau salée. Je souhaite que nous passions la nuit au bord de celui-ci. Il nous apportera de la fraîcheur et de quoi nous débarasser de cette poussière. Tu ouvriras la marche un peu plus en pointe que d'habitude pour t'assurer que l'endroit est dégagé. Si c'est bien le cas, tu reviendras au plus vite pour nous conduire là-bas. Entendu ?
Duraq acquiesca.
─ Bien. Reste sur tes gardes, je sais que des tribus nomades s'y installent parfois. Ne te fais pas voir d'eux, et tu n'auras rien à craindre.
Le Patriarche s'était avancé près de la carte et avait sorti d'une besace des outils que Duraq n'avait vu. Il y avait une sorte de coude en argent qui pouvait former un angle plus ou moins grand, un petit morceau de charbon et une petite pièce de bois rectangulaire gravée d'une multitude de traits parallèles réguliers. Al-Ranfi manipulait les outils avec beaucoup de minutie. Encore quelques instants de réflexion et il marqua la peau d'un coup de charbon.
─ Tu arriveras au lac dans l'après-midi. A demain, va te reposer.
Duraq était incapable de dire comment le Patriarche avait pu être si sûr de lui mais il ne l'avait pas questionné et était parti se coucher.
Le soleil commençait à décliner, si bien que le jeune homme se demandait si Al-Ranfi n'avait pas faire une erreur dans ses calculs. Il avait continué à avancer dans le lit de la rivière depuis longtemps disparue. En plus de filer tout droit vers le Nord-Ouest, le canyon lui offrait de l'ombre et une fraîcheur plus que bienvenue. Le répit fut de courte durée puisqu'une lieue plus tard, le défilé bifurquait vers l'Est, forçant Duraq à chercher une issue. Il finit par repérer un chemin pas trop abrupt, qui lui permettrait d'en sortir facilement. Mais à mesure qu'ils gravissaient la pente, il sentait sa jument s'agiter sous lui, roulant des yeux et poussant de petits hennissements paniqués. Duraq se mit sur ses gardes, détaillant des yeux chaque recoin, chaque repli de roche où quelqu'un pourrait lui tendre une embuscade. Il était prêt à détaler à tout instant, ou bien à se battre si cela s'avérait nécessaire. Ils étaient pratiquement en haut quand Duraq remarqua le ciel qui se découvrait lentement au dessus du canyon. Il était de plus en plus sombre, pourtant sans nuage.
Lorsqu'il atteint enfin le sommet de la crête, tout changea. Le lac était bien là, avec ses eaux attirantes et ses promesses de fraîcheur. Mais au dessus, sur toute sa longueur, sur toute sa largeur, plus loin encore que portait sa vue, une faille violette flottait dans le ciel. La stupéfaction saisit Duraq avec une telle force qu'il resta ainsi, à regarder au travers, pendant un temps interminable. Il voyait un autre monde, il voyait un monde qui n'était pas le sien. Un monde sombre et fascinant à la fois. Il voyait des créatures qui volaient, des montagnes acérées et des rivières noires. Il aurait du avoir peur, il le savait. Il aurait du se retourner et fuir. Mais il avait l'impression de voir tout cela à travers un bout de verre violet. Une sorte de voile qui semblait maintenir les deux mondes chacun de leur côté. De là où il se trouvait, il se sentait en sécurité. Il était suffisamment loin, se disait-il, pour ne pas être en danger. Le jeune homme resta planté sur la crête, calmant machinalement sa jument qui n'avait cessé de piaffer.
Puis le voile se déchira. Le verre commença par se fissurer lentement en son centre, résista encore quelques battements de coeur et explosa avec une force formidable. Duraq en était à peine à trois lorsque la déflagration parvint jusqu'à lui. Le son les percuta de plein fouet, sa jument se cabra avec violence et ils descendirent au triple galop vers le fond du canyon.

Extrait des Chroniques de la barbe - Belk Neanias