L'histoire du clan : Chapitre 1

L'ombre de la dune n'offrait pas plus de fraîcheur qu'ailleurs, mais le simple fait de passer dans la pénombre soulagea Duraq. Le cheval y serait de toute façon plus à l'aise. Duraq mit pied à terre. Le sable dans lequel s'enfonçaient profondèment ses souliers était juste assez chaud pour rendre la progression pénible. Il était jeune et agile mais les trois dernières heures passées en selle l'avaient fourbu. Duraq arriva au sommet de la dune en nage. Le soleil tapait encore fort, bien que la fin du jour lui arrachait déjà des reflets d'orange et de rouge. Satisfait, il fit claquer sa langue : la vue portait loin, d'ici. La main en visière, il examina sucrupuleusement l'horizon. Une goutte de sueur venait parfois lui brouiller la vue et il clignait alors vigoureusement des yeux, comme pour s'assurer qu'il ne manquait rien d'important. Vers l'ouest, les rayons réfléchis sur le sable rendaient la tâche compliquée, mais il s'en acquittait avec minutie. Ce n'était qu'une succession d'étranges petites collines jaunes et noires répétées à l'infini. Pareil vers le sud.
Mais pas à l'est. Du noir roulait lentement sur l'horizon. Duraq plissa des yeux et tendit le cou. Il semblait distinguer du bleu de temps à autres.
─ Un. Deux. Trois.
Sa voix était rauque, éraillée par la chaleur et le sable.
─ Quatre. Cinq.
L'image ne bougeait pas. Il secoua la tête, ferma les yeux et compta à nouveau trois respirations. Quand il les rouvrit, la ligne était toujours là, s'épenchant lentement sur l'horizon à la manière d'une flaque d'huile. Du bleu continuait de briller par moments, sans qu'il put dire s'il s'agissait d'éclairs ou d'autre chose. La vision était troublante.
Duraq rassembla ses esprits et se concentra sur la descente périlleuse qui l'attendait. A mi-chemin, il accéléra subitement, parcourut les derniers mètres en courant et sauta sur son cheval.

Duraq atteint El-Melja après deux heures de galop effréné. Le cheval était couvert d'écume, manquant à chaque mètre de tomber de fatigue. Il regarda une dernière fois derrière son épaule. Il lui semblait que la ligne noire, loin vers l'est, n'était pas plus étendue. Il tenta tant bien que mal de se calmer en entrant dans le village. Tout le monde ici profitait de la fraîcheur de la fin d'après-midi pour s'activer. Duraq fit aller son cheval épuisé au pas. Les femmes et les hommes autour de lui le saluaient ou lui adressaient un sourire sincère. Il en rendit la plupart, en oublia quelques uns lorsque l'inquiétude le submergeait. Il fila directement vers la maison d'Al-Ranfi.
Duraq trouva le patriarche assis confortablement sous une tenture, une corne de vin à la main, conversant avec son frère Wazfi. L'échange était calme et détendu. Al-Ranfi gratifia Duraq d'un sourire chaleureux et le questionna du regard.
─ Al-Ranfi, je pense qu'une Tempête approche.
Sa voix était restée ferme. Al-Ranfi leva les sourcils un instant et entrouvrit la bouche. Duraq sentit Wazfi s'agiter sur sa gauche.
─ En es-tu sûr, Duraq ?
Son ton était doux.
─ L'horizon est noir à l'est. Pas des nuages. Autre chose.
─ Avance-t-elle sur nous ?
─ Je crois. Elle se trouve à deux heures d'ici, peut être un peu plus.
─ Crois ce que tu vois, annonça le vieil homme en fourageant dans sa barbe.
Les trois hommes sortirent au grand jour. La lumière teintait les murs blancs d'une nappe ocre et les rayons réchauffaient les peaux tannées par le soleil. Le groupe gravit la colline qui enserrait El-Melja par l'est.
Là-haut, Wazfi affichait maintenant clairement son inquiétude, laissant avec pudeur le soin à son frère aîné de prendre la parole. Al-Ranfi observa l'horizon encore un moment et laissa échapper un grognement sourd. Le vieil homme se retourna, une corne désormais à la main. Elle était en ébène, sombre, presque pourpre, et encerclée d'or ciselé. Al-Ranfi la porta à sa bouche. Une note étrange monta dans le ciel, de plus en plus forte. Duraq regardait avec tendresse les hommes et les femmes de sa grande famille converger lentement vers le centre du village.

L'annonce faite, le village s'éparpilla à nouveau, digne, mais avec un empressement inhabituel. Un quart d'heure plus tard, une centaine de personnes était à nouveau rassemblée, ici avec un enfant dans les bras, là emportant quelques provisions. Al-Ranfi fit un geste large et la procession démarra en silence. Tout le monde savait de quoi il retournait, et tous redoutaient la nuir à venir.
Duraq et d'autres, perchés sur leur cheval, supervisaient la marche. Il ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'oeil vers l'est. Zuraksi trotta jusqu'à lui. Il avait l'air inquiet, comme les autres.
─ Ils commençaient à oublier, tu sais.
Duraq acquiesca en silence. Presque dix ans, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Certains enfants autour de lui n'avaient pas connu la première. C'était les plus calmes d'entre tous. Zuraksi reprit.
─ On est préparés cette fois-ci. Pas de raison que ça se passe mal, hein ?
Ils n'y croyaient pas mais les deux amis hochèrent la tête. Zuraksi talonna son cheval et remonta la colonne. Duraq resta immobile un instant, fixant l'horizon. La flaque s'étendait à vue d'oeil et les lumières bleues étaient de plus en plus intenses.
Moins d'une heure plus tard, le village était installé sous la roche. Quelques tapis avaient été étendus à même le sol, et des torchères accrochées aux paroies de la caverne. Al-Ranfi, Wazfi et Zamor, le cadet, étaient en grande discussion, à quelques mètres du boyau de pierre donnant sur l'extérieur.
Le bruit menaçant qui roula subitement sur la montagne plongea Duraq dans un profond désarroi. Il l'avait déjà entendu une fois. Il crut discerner des bribes de prière autour de lui. Puis, finalement, la rumeur sourde finit par tout recouvrir, pleurs francs comme sanglots réprimés.

Duraq émergea de la caverne au petit matin, hagard. Al-Ranfi se tenait un peu plus loin, sur une avancée rocheuse. Ses mains jointes reposaient dans son dos. Duraq rassembla ses forces et se porta à son niveau.
─ Personne n'a péri.
Al-Ranfi émit un son de gorge distrait. Son regard était vacant, sautant d'un point à autre sans rien voir. Duraq attendit une réponse mais rien ne vint. Il se détourna en silence.
Les hommes et les femmes du village sortaient au grand jour. La plupart marquait une pause avant de franchir le seuil de la grotte, comme pour s'assurer que tout était sauf. L'immense Zamor hurlait déjà des consignes à différents groupes. La Tempête semblait être passée au dessus de sa tête sans même l'avoir soupçonné. Il avait un charisme et une force de caractère bienvenus dans une situation pareille. Duraq entendait encore les complaintes de désespoir vriller ses tympans. Il se demandait comment le colosse pouvait afficher une mine aussi détachée. Une façade, sans doute.
On finit par faire ressortir son cheval, qui paraissait tout aussi marqué que lui. Il susurra quelques mots doux au creux de son oreille, l'enfourcha et trotta jusqu'à l'avant de la troupe. Al-Ranfi y avait retrouvé sa place, semblant avoir repris de sa contenance.

Le village avait été dévasté par la Tempête. Il ne restait que quelques tas épars de pierres. Les animaux qui n'avaient pu être transportés à la caverne gisaient au sol, souvent dans des poses grotesques, parfois complètement déformés. On laissa les enfants à l'écart le temps d'enterrer les carcasses. Al-Ranfi décida rapidement après leur retour qu'il fallait reconstruire et continuer d'occuper la terre des Anciens. Aucun ne s'y opposa. Tous travaillèrent avec ardeur pour relever El-Melja d'entre les morts.
Huit jours plus tard, une autre Tempête frappa de plein fouet El-Melja. A nouveau, ils se réfugièrent sous la montagne.

Duraq fixait le plafond, les yeux écarquillés. Il n'entendait plus rien, sinon son sang venir se fracasser contre ses tympans. La douleur, ridiculement pregnante, étreignait chaque centimètre de son corps. Il n'en avait connue que deux. Pourtant, il savait celle-ci différente. La lumière violette qui dansait autour d'eux le lui rappelait à chaque souffle. Il ferma les yeux.
─ Dans les sables de ton Royaume, nous ne sommes que poussière. Protège-nous, Mithra.

 

Extrait des Chroniques de la barbe - Belk Neanias